20 ans de la loi organique des services de renseignement et de sécurité

Speech

Discours de Jaak Raes, Administrateur général de la VSSE - Bruxelles, 29 novembre 2018

Mesdames, Messieurs,

L'histoire d'une institution s'étend au-delà d'une vie humaine. La VSSE en constitue un bel exemple. La Sûreté de l'Etat est en effet aussi ancienne que l'Etat belge même, mais – curieusement – notre service a dû fonctionner sans cadre légal cohérent pendant de nombreuses décennies. La situation a seulement évolué avec la loi organique des services de renseignement et de sécurité, ou LRS, dont nous célébrons le vingtième anniversaire cette année. Je tiens à profiter de l'occasion pour nous pencher, d'une part, sur le chemin parcouru au cours des deux dernières décennies et, d'autre part, sur la signification de la LRS pour la communauté du renseignement, en général, et la VSSE, en particulier.

Rassurez-vous toutefois, je n'ai nullement l'intention de vous exposer intégralement ici le riche passé de la VSSE. Je tiens avant tout à profiter de l'occasion pour que nous nous tournions ensemble vers l'avenir.

Permettez-moi de commencer par une courte anecdote, qui représente une belle illustration de l'impact de la LRS sur la VSSE.

Il y a quelques années, la VSSE a accueilli une délégation d'un service partenaire étranger. Nous coopérions avec ce service afin de contrer une menace terroriste spécifique. Ce service partenaire avait formulé une série de propositions opérationnelles que nous avons dû décliner en raison des restrictions légales auxquelles nous étions soumis. Ceci a provoqué une certaine irritation chez nos interlocuteurs. Lorsque nous avons posé à nos partenaires la question de savoir si ceux-ci n'avaient jamais été confrontés à de telles restrictions légales, ils nous ont répondu, surpris : « Quelles restrictions ? ».

En Belgique, on pense encore souvent que les services de renseignement ne sont pas soumis à une législation ni à une réglementation spécifique et qu'ils agissent dès lors comme bon leur semble. Cela paraît effectivement être le cas dans certains pays – comme illustré dans mon anecdote de tout à l'heure. Précisons que je ne parle pas de certains régimes dictatoriaux sinistres, où d'obscurs services de renseignement projettent de sombres machinations et ne reculent devant aucun moyen pour intimider ou éliminer leurs adversaires. Il existe également un certain nombre de pays démocratiques, où les services de renseignement ont des compétences très étendues, à tel point que ceux-ci semblent disposer d'une sorte de « carte blanche juridique ». Mais s'agit-il d'une situation souhaitable ?

On pourrait avoir tendance à croire que l'Administrateur général de la VSSE répondrait à cette question par l'affirmative. Et il faut admettre que, d'un point de vue purement opérationnel et pratique, un cadre légal peut en effet parfois se révéler restrictif ou être perçu comme tel.

Or la réalité s'avère plus complexe. Tout d'abord, il y a un aspect éthique et un aspect juridique. La VSSE a pour mission première de contribuer à la « sûreté de l'Etat », en d'autres termes : veiller à l'ordre démocratique et à l'Etat de droit. Cela signifie que la VSSE, plus encore que d'autres services publics, doit fonctionner en toute logique dans un cadre juridique bien défini. Quis custodiet ipsos custodes – Mais qui garde les gardiens ? Pourtant, cela n'a pas été le cas de la VSSE pendant la majeure partie de son existence. La loi de 1998 n'était donc pas prématurée, pour employer un euphémisme.

Ceci m'amène à aborder un second aspect, plus pratique. En effet, il nous est déjà arrivé à tous d'avoir rêvé d'une vie professionnelle sans règles, d'une vie entre le rêve et la réalité sans loi ni objection d'ordre pratique, comme dans le célèbre poème d'Elsschot. Toutefois, peut-on en fin de compte se réjouir d'une telle « liberté négative » ? Pas pour l'Etat de droit, en tous cas, ni pour le service proprement dit. Toute personne qui éduque des enfants sait que ceux-ci ont besoin de structure, d'accords clairs quant à ce que l'on peut faire ou ne pas faire. Cela vaut également pour les institutions et les organisations. Selon moi, le cadre légal dont la VSSE dispose depuis 1998 constitue non pas un carcan mais bien un point de repère. La loi a permis à notre service d'optimiser sa structure, de mieux comprendre les attentes à son égard et de clarifier les différentes responsabilités.

En l'absence d'un tel cadre, le rôle de la « Sûreté de l'Etat » n'a été dicté que par les circonstances historiques et politiques pendant de nombreuses années. Les missions de notre service variaient ainsi sensiblement. En voici quelques exemples. Au cours des dix premières années d'existence de la VSSE, le suivi de l'orangisme comptait parmi les grandes priorités du service – difficile à imaginer à l'heure où le Benelux est perçu comme un modèle d'intégration politique pour l'ensemble de l'UE. Si l'on se souvient de la naissance de la Belgique – pays qui doit son existence à la représentation d'un opéra, pour le formuler au moyen d'une boutade – la Sûreté de l'Etat a également eu pour mission de contrôler les théâtres, perçus comme des foyers de subversion à l'époque, au cours de ses premières années d'existence.

Or l'histoire se répète ... A ses débuts, la VSSE avait aussi pour tâche de surveiller les prisons, tâche déléguée par la suite à d'autres services du département de la Justice, avec la création d'une administration pénitentiaire à part entière. Pourtant, maintenat que l'on s'est rendu compte que les prisons pouvaient avoir un rôle essentiel dans le cadre du processus de radicalisation, la VSSE comprend à nouveau, depuis l'année 2015, une cellule de renseignement opérationnelle et d'analyse chargée des prisons, qui a pour mission de dresser une cartographie de la radicalisation dans nos prisons.

S'il peut paraître étonnant que la VSSE ait dû travailler sans cadre clair pendant plus de cent cinquante ans, il s'agit en réalité d'une chance que le législateur se soit encore donné la peine au cours des années nonante de prévoir un cadre légal pour les services de renseignement. Ceci était tout sauf évident dans le contexte de l'époque. Dans le climat politique quelque peu naïf et euphorique qui a immédiatement suivi la Guerre froide, la question du maintien des services de renseignement a suscité de grandes interrogations. Ils étaient en effet considérés essentiellement comme les vestiges d'une époque qui semblait définitivement révolue. Même si ces services avaient encore une raison d'être, il importait de les surveiller et de les maintenir sous contrôle. Le fait que le cadre légal pour le contrôle des services de renseignement soit antérieur de plusieurs années à la législation relative à la structure et aux missions des services de renseignement est particulièrement significatif.

En parcourant les missions légales de la VSSE dans la LRS, on remarque que celles-ci sont très largement définies et couvrent en réalité tous les phénomènes qui pourraient menacer « la pérennité de l'ordre démocratique et constitutionnel », comme formulé de façon cérémonieuse dans le texte. Notre service dispose ainsi également d'une base légale pour pouvoir remplir ses propres missions de manière flexible. Cette flexibilité constitue une nécessité. Le principal défi et atout d'un service de renseignement estt précisément la combinaison du court terme et du long terme. D'une part, nous devons pouvoir réagir rapidement, comme dans le cadre du suivi des dossiers de terrorisme ou de la neutralisation à court terme de menaces très concrètes. D'autre part, nous devons également pouvoir agir à plus long terme et tenir compte des menaces qui émanent d'adversaires développant une vision à long terme, notamment dans le domaine du contre-espionnage et de la contre-ingérence. Quiconque comparerait les dossiers que nous suivions il y a vingt ans à ceux que nous traitons actuellement serait frappé de se retrouver face à un mélange de « classiques » – comme le contre-espionnage russe – et de phénomènes totalement nouveaux.

L'un des premiers mérites de la LRS a été la délimitation des compétences de la VSSE. Autre nouveauté : l'accent a été mis pour la première fois sur les méthodes de recueil des renseignements. Et même après l'entrée en vigueur de la LRS, la VSSE a dû encore se contenter pendant longtemps d'un éventail trop limité de méthodes de recueil des renseignements.

Nous vivons à une époque où la technologie évolue à la vitesse de l’éclair et a des conséquences importantes sur notre paysage sécuritaire. En cette année 2018, des phénomènes tels que le terrorisme, l’extrémisme et l’espionnage sont fortement digitalisés. L’internet permet la diffusion de messages radicaux, les hackings représentent un réel danger pour notre infrastructure critique et des groupes terroristes tels que l’Etat islamique ont démontré en Syrie qu’il était parfaitement possible de commettre un attentat terroriste à l’aide d’explosifs « faits maison » et d’un drone commercial. Afin de pouvoir faire face à de telles menaces, un service de renseignement performant doit aussi disposer d’outils ICT performants. Il importe encore davantage que les services de renseignement puissent disposer d’armes juridiques adéquates leur permettant d’utiliser de tels outils, ne fut-ce que pour être en mesure de rivaliser avec un certain nombre d’acteurs de plus grande envergure sur le terrain. Ou, plus exactement, pour ne pas se laisser trop distancer par ces services. Pourquoi une telle nuance ? Eh bien, après les attentats du 9/11, il a fallu encore dix ans avant que la loi relative aux méthodes de recueil des données (méthodes dites « BIM ») offre enfin à la VSSE la possibilité juridique de s’introduire dans des systèmes informatiques ou de procéder à des écoutes téléphoniques, par exemple. Loin de moi l’idée de renier le travail classique de renseignement. Toutefois, force est de constater que, durant ces dix années, notre service a, indépendamment de sa volonté, accumulé du retard et n’a pas été à même de saisir certaines opportunités en ce qui concerne un certain nombre d’évolutions et de phénomènes importants. Il s’agit d’un constat regrettable, certes, mais rien ne sert de s’attarder sur le passé.

La LRS a procuré un troisième bénéfice : elle a établi un cadre non seulement pour la VSSE mais aussi pour notre service partenaire militaire, le SGRS. Elle a par là-même établi une base sur laquelle fonder la coopération entre les services de renseignement civil et militaire. Une coopération qui, bien qu’hésitante à ses débuts, a entre-temps connu d’importantes avancées. A cet égard, nul ne peut nier que les menaces terroristes auxquelles la Belgique a été confrontée dans toute leur violence depuis 2014 y ont indirectement contribué. La VSSE et le SGRS œuvrent ensemble au développement d’un Plan stratégique national du renseignement, lequel devra permettre un investissement aussi efficace que possible des moyens et du personnel des services concernés et une optimisation de l’expertise présente en termes de renseignement. Ce plan s’inscrit également dans le cadre du suivi des recommandations de la commission d’enquête parlementaire créée à la suite des attentats du 22 mars 2016.

Mesdames, Messieurs,

En 1998, la LRS ne représentait pas une fin en soi mais plutôt une base permettant d’aboutir à terme à une structure du renseignement performante, avec des compétences et un cadre de travail clairs. Vingt années ont passé. Certes, si nombre de transformations sont intervenues dans l’intervalle, il n’en demeure pas moins que beaucoup de changements et d’améliorations s’imposent encore. A cet égard, j’ai déjà fait référence à la loi relative aux méthodes de recueil des données, qui a offert à la VSSE l’opportunité de mettre le travail de renseignement au diapason des nouvelles évolutions technologiques et sociales. La nouvelle note stratégique du Ministre de la Justice fournit un certain nombre d’exemples d’« updates » supplémentaires (pour rester dans le jargon informatique) nécessaires afin que la VSSE puisse rester à la hauteur en termes de force d’action et de moyens. Citons notamment dans ce cadre la possibilité pour les agents et informateurs de la VSSE de commettre de petits délits, sous strictes conditions. Vous admettrez que cela peut s’imposer dans certaines circonstances, comme dans le cas d’un informateur ayant un accès direct à des milieux terroristes criminels, par exemple.

Au début de mon discours, j'ai parlé du besoin de disposer d’une structure, une nécessité qui concerne tant les individus que les institutions. Toutefois, chaque organisation et institution n’est en fin de compte rien de plus qu’une équipe composée d’un nombre déterminé de personnes. C’est la qualité et la conscience professionnelle des collaborateurs de la Sûreté de l’Etat qui ont permis à notre service de remplir ses missions et d’engranger des résultats en dépit de moyens financiers limités et d’un cadre juridique et matériel qui n’est pas toujours optimal. Il est coutume de dire que notre pays ne dispose que de notre « matière grise », notre intelligence et notre talent comme uniques matières premières. Ceci s’applique également dans un certain sens à la VSSE.

Si la technologie permet des prouesses, elle ne peut toutefois se substituer au capital humain. La « war for talent » (guerre des talents) n’est pas l’apanage des entreprises privées. Elle concerne aussi les autorités, et certainement les services de renseignement. Cela nous met face à de grands défis.

J’ai déjà fait part, à maintes reprises, de mon souhait de voir le service doubler d’envergure. Cela peut sembler exagérément ambitieux mais, si nous voulons hisser la VSSE au niveau des services de renseignement néerlandais, suédois ou danois, par exemple, il nous faut fournir cet effort, bien qu’il s’agisse là d’un processus de long haleine, je dois l'admettre.

La VSSE n’est pas une autorité administrative comme une autre et ses collaborateurs ne sont pas davantage des fonctionnaires « ordinaires » au profil standard. Premièrement, nous avons un prérequis qui est l’enquête de sécurité et qui retarde les procédures de désignation et de recrutement. Concrètement, ceci signifie que plusieurs mois peuvent fréquemment s’écouler entre la décision d’organiser une sélection et l’entrée en service effective des candidats sélectionnés, ce qui peut démotiver de potentiels candidats. Deuxièmement, nous sommes sans cesse à la recherche de personnes possédant des compétences rares et spécifiques : un expert en cybernétique, quelqu’un possédant la connaissance des langues berbères ou encore un islamologue. Il s’agit souvent de profils qui se révèlent de toute manière passablement rares. Et ce qui est rare est aussi, souvent, cher. Les conditions de travail et les échelles de traitement que la VSSE peut offrir dépendent du statut de la fonction publique. Dans ces conditions, vous comprendrez que recruter des personnes disposant, par exemple, de compétences pointues en matière de technologie est loin d’être évident.

Qui plus est, aucune formation externe spécifique n’existe pour un certain nombre de missions propres au domaine du renseignement telles que la filature ou le recrutement d’une source humaine. La sélection de profils destinés à ces importantes missions ainsi que leur formation doivent donc s’opérer totalement en interne. Les recrutements ont habituellement lieu par vagues, un grand nombre de nouveaux collaborateurs intégrant le service presque simultanément, ce qui nous oblige à relever d'importants défis internes en termes d’organisation. Sans parler des nombreux problèmes pratiques tels qu’un manque de locaux pour installer tous ces nouveaux arrivants. En ce qui concerne les départs, il nous faut accorder une importance particulière à la transmission des connaissances en interne si nous voulons éviter que s’égarent de précieux savoirs, expériences et compétences.

Par ailleurs, sur le long terme, nous assistons à certains moments à des pics tant de départs que d’entrées en service. Dans les années nonante, par exemple, notre service n’a quasiment procédé à aucun engagement. Nous avons ensuite assisté à une importante vague de recrutements. En toute logique, un nombre tout aussi important de départs à la pension devrait suivre, s’étalant sur un certain nombre d’années. De nos jours, les gens changent plus souvent et plus rapidement d’emploi et n’effectuent que rarement une carrière complète au sein d’une seule et même entreprise ou organisation. Cet état de fait met notre service au-devant de nombreux défis s’il veut pouvoir disposer en tout temps de suffisamment de personnel au profil adéquat. Ce constat nous amènera peut-être à briser certains tabous et notamment à envisager une politique de recrutement davantage flexible. Celle-ci inclurait, par exemple, la possibilité d’engager des collaborateurs sous contrat temporaire pour des missions bien spécifiques. Comme vous le constatez, pas de répit pour les défis !

Mesdames, Messieurs,

En 1998, la LRS a esquissé un cadre de travail pour la VSSE. Ces vingt dernières années, notre service a fait le nécessaire afin de s'acquitter de ses tâches du mieux possible dans le cadre des missions qui lui ont été confiées et compte tenu de ses possibilités et de ses limites. Toutefois, le temps passe et le paysage du renseignement évolue constamment. Les développements technologiques nous offrent de nouvelles opportunités mais nous opposent également de nouveaux défis. Ils représentent également de nouvelles menaces potentielles. Le cadre politique et juridique n’est pas toujours à même de suivre le rythme de ces évolutions. J’en ai fait la démonstration lorsque j’ai mentionné la loi relative aux méthodes de recueil des données. Mais toutes ces considérations administratives, juridiques et techniques ne doivent pas pour autant occulter le facteur humain dans le cadre de notre mission et de notre travail. La protection du citoyen et du territoire demeure en fin de compte notre mission première. Aucun obstacle pratique ne peut venir nous détourner de cette tâche, quelle que soit l’ampleur du défi.

(Crédits photo: © Jimmy Kets)